Bruno Cassette, DGS de la Métropole Européenne de Lille : « Cette crise nous invite à renforcer la dimension résiliente de notre administration »


Interview de Bruno Cassette

Séverine Bellina et Hugues Perinel ont rencontré Bruno Cassette, DGS de la métropole Européenne de Lille et secrétaire national délégué aux dynamiques métropolitaines de notre association

 

« Nous n'avons jamais autant partagé sur les réseaux professionnels et les initiatives des collègues ont été autant de sources d'inspiration. Les egos ont été mis de côté et personne ne craignait d'interroger ses collègues. Le partage est devenu une valeur cardinale. »

 

La sortie du confinement nous confronte à une sorte de « nouveau monde », un nouvel environnement qui requiert un apprentissage préalable pour « vivre avec le virus » selon la formule employée par le Premier ministre lors de son intervention le 28 avril devant la Représentation nationale. C'est à cette tâche que nous nous sommes attelés en priorité pour permettre aux agents d'apprendre les nouveaux réflexes de la vie en commun. Nous avons fait le choix d'un plan de reprise d'activité par phase. La première de ces phases maintient la plupart de nos sites fermés et nos agents en travail à distance. L'objectif de cette période est de permettre aux encadrants de revenir, d'abord seuls, sur les sites en vue de la reprise progressive du travail en présentiel.

Ces visites permettent d'étudier l'aménagement des espaces de bureaux et la mise en place d'une politique présentielle mixte avec du maintien de travail à distance. Ces visites seront aussi l'occasion, pour notre centre médico-social, de sensibiliser la chaîne managériale aux nouvelles façons de travailler aussi longtemps que la crise sanitaire ne sera pas résolue. Bref, il s'agit d'accumuler de l'expérience vécue de travail sur site pour que l'accueil des collaborateurs, la tenue de points de situation ou l'organisation de réunions deviennent des habitudes maîtrisées. Cette appropriation, en mode test, par les encadrants leur permettra ensuite de transmettre ces nouvelles pratiques à leurs collaborateurs au fur et à mesure de la reprise prévue en phase 2.

Nous constatons assez peu de craintes individuelles mais plutôt une grande envie de se retrouver ensemble. Ce qui constitue, en soi, une autre forme de difficulté à gérer ! Cette aspiration est sans doute le fruit de notre action pour maintenir le lien avec l'ensemble des agents et éviter leur isolement tout au long de cette période. Nous avons créé, dès le début du confinement, une Cellule d'Information dédiée aux agents de la MEL (CIAM) accessible 7 jours sur 7. En parallèle, nous avons mobilisé tous nos outils pour créer autant de voies et d'espaces de dialogue : newsletter quotidienne pour suivre la gestion de la crise, newsletter hebdomadaire proposant des sujets d'inspiration et de respiration, utilisation de notre réseau social professionnel relayé par notre application mobile… Un journal télévisé interne a même vu le jour avec deux éditions par semaine ! La communauté des managers a été évidemment en première ligne par le maintien des réunions par visioconférence (plus de 200 réunions recensées tous les jours), des contacts téléphoniques et bénéficiant d'une newsletter dédiée toutes les semaines. Ces liens professionnels, comme ceux que nous avons partagés au plan personnel, suscitent naturellement des envies de retrouvailles et c'est très émouvant.

Pour les agents, qui requièrent une attention particulière parce qu'ils sont vulnérables, à risques ou aidants, notre plan de reprise a prévu un dispositif spécifique. Notre centre médico-social, dirigé par deux médecins de prévention, publie et met à jour la liste des situations ou pathologies correspondantes. Pour ces agents, sur la base d'un avis de nos médecins, qui étudient chaque situation, il n'y aura pas de reprise en présentiel avant le 1er septembre 2020. Toutefois, ces agents continueront, s'ils en ont la possibilité, à travailler à distance. À ce jour, environ 250 agents sont concernés sur un effectif total de 3 015 agents. Cela a permis de répondre à celles et ceux qui avaient exprimés une angoisse à l'idée de se retrouver au milieu de leur communauté de travail, renvoyant aussi à la peur d'être contaminé par les autres.

 

À ce stade dans quels domaines considérez-vous que votre organisation était prête à réagir au mieux et ce qu'il faudrait améliorer, voire créer ?

 

Dans cette situation exceptionnelle, nous disposions à la MEL d'un atout, celui d'avoir créé début 2015 une direction en charge de la sécurité qui a permis de sensibiliser nos agents aux risques et à la gestion de crise à la fois par des exercices mais aussi par notre engagement dans la gestion de vraies crises, notamment de sécurité civile. Sous-préfet de statut, j'ai été, dans mes postes précédents en préfecture, confronté à la gestion de crise. Lorsque je suis arrivé à la MEL, son Président, Damien Castelain, m'avait donné son accord pour créer cette direction. J'avais le sentiment que les collectivités territoriales seraient de plus en plus aux avant-postes pour gérer des situations exceptionnelles, face à des catastrophes naturelles, au terrorisme ou à des risques liés à nos infrastructures, même si la réponse à ces crises reste d'essence régalienne. Cette crise sanitaire est un bon exemple de cette complémentarité. On parle d'ailleurs aujourd'hui de « continuum de sécurité ». Au sein de cette direction, travaillent deux chargés de mission « Résilience », l'un pour l'interne, l'autre pour l'externe, en charge des plans de continuité d'activité (PCA) et des plans de reprise d'activité (PRA), au sein du service Sécurité et risques. Cela constitue un avantage incontestable dans l'anticipation ! Je reviendrai sur l'importance de ces éléments dans votre dernière question.

Il va de soi que cette crise nous invite à renforcer la dimension résiliente de notre administration de manière à pouvoir faire face, dans de meilleures conditions encore, aux possibles rebonds ou retours de pandémie, ou plus simplement à de nouvelles formes de crise, et de créer aussi les conditions d'un fonctionnement courant encore plus qualitatif. À la MEL, un travail est engagé pour prendre en compte, autant que faire se peut, les règles d'organisation et de travail des « organisations à haute fiabilité » (HRO) pour adapter nos modes de faire dans le futur et s'approcher de ce niveau de performance. Des recommandations seront proposées dans le cadre de la reprise d'activité, prenant appui en particulier sur l'évolution de notre mode projet, la culture managériale, la place de l'expertise ou encore l'ouverture vers l'extérieur.

 

Une crise est souvent révélatrice. À ce stade, qu'a-t-elle révélé sur vos forces et vos faiblesses ?

 

C'est sans doute la qualité de notre organisation interne qui a fait notre force dans l'entrée dans la crise et dans la gestion des services tout au long du confinement.

La MEL a établi une stratégie de gestion de crise organisée en quatre niveaux : niveau 1 (activation de la cellule de veille), niveau 2 (activation de la cellule de crise), niveau 3 (activation du PCA) et niveau 4 (activation des fonctions critiques). Elle dispose d'un PCA, régulièrement mis à jour, pour s'adapter aux différents risques identifiés et à leurs caractéristiques spécifiques, dont l'activation requiert un rétro planning sur 4 jours.

Dans le cas spécifique de la crise Covid-19, le niveau 1 de la stratégie de gestion de crise a été activé le lundi 24 février. Une cellule de veille s'est réunie tous les jours à partir du 26 février sous la co-présidence d'un des médecins de prévention et de la DGA RH. Une newsletter quotidienne a informé l'ensemble des agents de l'évolution de la crise depuis le 26 février et contribué à leur préparation à l'imminence d'une crise. Le niveau 2 a été enclenché le 9 mars 2020. La cellule de crise s'est réunie pour la première fois le mercredi 11 mars. C'est lors de la cellule de crise du 13 mars qu'a été décidé de soumettre au Président la procédure d'activation du PCA de la MEL (niveau 3). Le Président a donné son accord le 16 mars au matin afin que les agents disposent d'une journée pour organiser leur mise en confinement.

Comme évoqué, pendant la durée du confinement, la MEL a garanti, par l'activation de son plan de continuité d'activité, le maintien des services publics prioritaires (production et distribution d'eau potable, collecte des déchets, transport public, énergie, voirie et signalisation, assainissement, crématoriums ou encore accueil des gens du voyage) et la mobilisation des agents au profit de la gestion de la crise. Pour autant, la grande majorité des directions ont pu poursuivre, certes dans des conditions particulières et parfois avec de réelles contraintes, leurs missions et les agents sont restés actifs. Pour ce qui nous concerne, la phase qui débute après le 11 mai, ne peut être véritablement considérée comme une période de « reprise d'activité » mais davantage comme une période de continuité d'activité en mode déconfiné.

Plus que des faiblesses, il s'agit davantage de pistes d'amélioration pour les équipes, à commencer par la disponibilité des outils pour faciliter le travail à distance qui risque de se poursuivre encore un bon moment pendant cette crise et générera sans doute de nouvelles habitudes de travail après. Ainsi, la MEL a fixé à 72 % de ses agents l'objectif de déploiement d'ordinateurs portables. À ce jour, 60 % des agents ont été équipés. Nous allons accélérer ce déploiement pour accompagner l'objectif prioritaire de travail à distance.

 

Beaucoup de citoyens et d'entreprises prennent conscience de l'importance d'un service public qui allie solidarité et efficacité. Quel message souhaiteriez-vous faire passer ?

 

Il se trouve que la MEL a été désignée comme Capitale mondiale du design cette année. Avant que ne se déclenche cette crise sanitaire planétaire, beaucoup d'observateurs (lire à ce sujet le numéro hors-série d'Horizons publics de mars 2020 sur « le design au service du territoire ») avaient souligné que derrière le recours de plus en plus fréquent à l'innovation ou au design des politiques publiques, se cachait en réalité une crise profonde de la place des acteurs publics dans notre société et le besoin impérieux de leur donner une nouvelle légitimité. Aussi, ce qui pouvait apparaître comme un effet de mode, était en réalité une interpellation profonde de la nature, du rôle et de la place de l'action publique dans notre société.

Le premier défi est sans doute celui de la communication. À force d'avoir négligé cet aspect, nos concitoyens connaissent de moins en moins bien l'organisation institutionnelle du pays, les politiques publiques qui en découlent et la manière dont elles irriguent leur quotidien. Cette absence de communication régulière et profonde laisse la place à l'immédiateté et l'information sensationnelle qui constituent deux biais majeurs à la compréhension de la réalité objective. Dans ce contexte, les efforts conduits en matière d'innovation ne sont connus que de ceux qui les pratiquent ! Nous avons à faire face ici à un cruel problème de lisibilité qui impacte une grande partie du sujet par le fait qu'ignorant la réalité de l'action publique, nos concitoyens ne sont pas toujours ou sont peu nombreux à pouvoir apprécier la nature et la portée des démarches qui sont engagées pour la rendre plus efficace et surtout plus en adéquation avec leurs attentes. C'est la raison pour laquelle la MEL avait lancé sa première communication institutionnelle de son histoire en 2017. Intitulée « De quoi je me MEL ? », cette campagne mettait en avant des photos d'agents de la collectivité et mentionnait leur métier au service de la population.

Ainsi, avant la crise sanitaire, c'était la valeur ajoutée des administrations publiques qui était questionnée. La « bonne nouvelle », si je puis dire, c'est que la crise a en effet permis une prise de conscience de l'importance du service public, y compris auprès de professions et missions qui n'étaient pas ou peu valorisées : le monde hospitalier ou les collecteurs de déchets. De nombreuses marques d'attention, notamment de la presse territoriale (1) ont fleuri, ici et là, pour traduire cette reconnaissance sincère de la part de nos concitoyens. Une partie de la solution repose sur des enjeux de pédagogie et de communication mais bien évidemment, cela est insuffisant et ne résout pas tout le problème. Nous devons faire en sorte que l'on préserve ce capital.

Ce n'est pas si simple. Malheureusement, souvent les choses passent plus vite qu'on ne l'imagine (voir à ce propos la tribune de Pascal Fortoul, Président de l'ADGCF, du 3 avril dernier intitulé « On verra »). La mémoire collective est fragile et, d'après les études, résiste mal au-delà de 18 mois. Il y a un autre piège avec cette crise qui ressemble dans sa nature comme dans sa communication à une sorte de « guerre intérieure ». L'engagement des fonctionnaires des trois fonctions publiques a été quasi-militaire et comme le rappellent les soldats en pareil cas, nous n'avons fait que notre devoir. C'est pourquoi nous devons, à mon sens, être attentifs à ne pas nous laisser piéger par la seule logique des « récits d'anciens combattants ». Nous sommes très sollicités pour partager ces vécus dans la crise. Ces récits sont importants mais ils doivent l'être surtout pour maintenir vivante notre mémoire collective et préparer l'avenir. Le service public doit rester dans la lumière du présent pour montrer à quel point il est un acteur central du développement, de la solidarité et de l'innovation.

On peut imaginer qu'au terme de cette crise, nos usagers verront leurs besoins évoluer, ce qui va très probablement faire muter le fonctionnement de nos collectivités, comme on pressent monter le désir d'une autre organisation du travail en interne. Notre défi sera d'être capable d'adapter nos administrations à ces nouveaux besoins, internes et externes, afin d'écarter le risque d'une administration locale qui s'autoalimente d'un point de vue organisationnel et qui s'isole donc intellectuellement.

Nous sommes bien au cœur du sujet : la crise de légitimité d'avant Covid-19 était profonde et liée à la capacité pour l'administration d'apporter une réelle valeur ajoutée non seulement pour améliorer le quotidien de nos concitoyens mais aussi pour inventer un futur désirable en sachant à la fois anticiper et accompagner les transitions à l'œuvre (écologique, numérique et démocratique) et servir de garant sur les plans éthique, citoyen et culturel face aux risques inhérents, aux mutations profondes qui vont en découler. Bref, l'enjeu aujourd'hui est bien de concevoir une nouvelle façon de « faire société » et de dessiner son avenir. C'est là que vont se jouer non seulement la valeur ajoutée de nos administrations mais aussi très certainement, leur pertinence au-delà de la crise sanitaire, et donc la pérennité de cette conscience dans le monde d'après.

 

Un éventuel « coup de gueule/motif d'espoir » pour que l'on puisse éventuellement avoir une réaction sur la gestion plus générale de la crise vue depuis vos fonctions ?

 

Pour reprendre votre terminologie, je veux partager le « coup de gueule » qu'avait lancé, fin mars, ma DGA RH, Doriane Huart. « D'aucuns se demandent parfois à quoi servent les séminaires, les voyages apprenants, le temps consacré à réfléchir à l'éthique et à la posture du fonctionnaire, à la cohésion d'équipe, au recrutement de ces fonctions de conception qui émergent dans les administrations publiques (résilience, recherche de partenariats, gouvernance des données, mode projet…). Dépenses inutiles ? Temps perdu ? Chaque fois, il faut expliquer, justifier et se battre contre tous ces a priori. Et puis, voilà la crise. Énorme, soudaine, inédite. Sauf que, pour gérer cette crise, les équipes sont engagées, investies, formées. Elles ont partagé et se sont préparées. Chacune de leur action professionnelle reflète leurs valeurs, leur solidarité, leur sens du service public. Merci à ceux qui ont laissé ces moments de construction d'équipe se tenir, merci aux équipes d'être ce qu'elles sont. Juste formidables. » Ces missions de conception ont une valeur à part entière et sont devenues des maillons indispensables de la chaîne de fabrication de l'action publique.

Avant d'en venir au motif d'espoir, je glisserai un regret. On parle et on semble s'appuyer beaucoup sur le couple « Préfet – Maire ». Il est plus que légitime, personne ne le conteste. Mais il passe sous silence la réalité de l'organisation territoriale française. Certes, dense, parfois compliquée et peut-être surabondante, mais dont la diversité apporte aussi un plus incontestable en termes de ressources, de responsabilités, d'idées et d'actions, comme l'ont démontré les démarches de groupements d'achats ou de mutualisation pour la réalisation ou l'acquisition de masques. Je manquerai à ma mission si je n'évoquais pas le rôle joué par les intercommunalités qui assurent et ont maintenu la majeure partie des services publics essentiels pour la vie de nos concitoyens pendant le confinement. Le « local » est l'espace par où la société française est aujourd'hui en train de se refonder face aux défis de la mondialisation, de l'écologie et du numérique. Je profite de cette interview que me propose Hugues Perinel pour WEKA pour renouveler mon appel (2) à une vision qui intègre les différentes composantes spatiales dans un récit commun, permettant à chacun de trouver sa place et ses avantages comparatifs ! Un terrain où tous les élus locaux et les préfets ont à collaborer pour offrir d'autres expériences de « vivre ensemble » et d'autres ambitions pour la reconnaissance et l'épanouissement de chacun.

Enfin, mon motif d'espoir demeure dans notre énorme capacité d'adaptation. Chaque jour, des défis sont relevés pour répondre aux attentes et aux exigences de la crise. Nous vivons en effet une période hors du commun où tout est possible. C'est cette formidable capacité d'entreprendre ensemble et de manière solidaire qui ne cesse de m'impressionner chaque jour davantage. Cette crise est aussi un formidable dialogue entre soi et les autres. Nous n'avons jamais autant partagé sur les réseaux professionnels et les initiatives des collègues ont été autant de sources d'inspiration. Les egos ont été mis de côté et personne ne craignait d'interroger ses collègues. Le partage est devenu une valeur cardinale. J'espère surtout qu'on saura en garder une profonde modestie pour soi et une attention et une empathie tout aussi grande pour les autres. Jamais « Autrui » n'aura été autant au cœur de nos angoisses et de nos espérances ! C'est là que commence la civilisation. Tout un programme !

[22/06/2020]