« Accompagner le profond changement de notre rapport au territoire »

Discutant les fondements de la décentralisation telle quelle a été historiquement construites, les géographes Daniel Béhar et Aurélien Delpirou ont rédigé pour le think tank Terra Nova un rapport structuré autour de quinze propositions qui appellent à un changement profond de conception et de conduite des politiques publiques territoriales.


Accompagner le profond changement de notre rapport au territoire

Pourquoi ce rapport ?

Le rapport a été écrit en quelque sorte en réaction aux deux crises majeures qui ont affecté la France depuis trois ans, celle des Gilets jaunes et celle liée à la pandémie de Covid-19. Quoique très différents par leurs causes, leur nature et leur ampleur, ces deux épisodes ont en commun d'avoir réactivé la figure du « territoire » - au sens de la proximité - comme remède aux maux de notre société contemporaine. Ainsi, quelques jours à peine après les manifestations de novembre 2018, de nombreux commentateurs ont interprété l'irruption des Gilets jaunes comme l'expression d'une « revanche des territoires ». La contestation ne consacrait-elle pas le divorce entre deux France, celle des métropoles dynamiques et mondialisées d'une part, celle des espaces « périphériques » laissés pour compte de l'autre ? De la même manière, la récente crise sanitaire aurait révélé non seulement la fracture entre les grandes villes, exposées au virus en raison de leur densité, et les territoires ruraux davantage à l'abri, mais aussi le décalage entre un État rigide et inefficace et des collectivités locales réactives et proches du terrain.

 

L'installation du gouvernement Castex, en juillet 2020, a montré que cette posture s'est désormais imposée comme le mainstream de la pensée politique. Dans sa déclaration de politique générale, le Premier ministre a annoncé vouloir « faire confiance à la France des territoires », assimilée à la « France des proximités », et réhabiliter le « couple maire-préfet de département » - semblant ainsi mettre un terme à des décennies d'injonction à la modernisation territoriale autour du niveau régional et des intercommunalités.

 

Ce retour en arrière, mobilisant le territoire comme « valeur refuge », nous paraissait nécessiter une interpellation publique. C'est dans cet esprit que nous avons constitué un groupe de travail autour d'acteurs qui, dans la diversité de leurs expériences et pratiques d'experts ou de responsables de collectivités territoriales, se retrouvent dans une exigence partagée : considérer la question territoriale dans sa réalité et sa complexité contemporaines.

 

Quel est le sens de vos 15 propositions ?

Leur point de départ est commun : il s'agit à la fois de prendre acte et d'accompagner le profond changement de notre rapport au territoire. En effet, dans un monde tissé serré de réseaux et d'interdépendances, on ne peut plus considérer les territoires isolément, comme des espaces autonomes ou même « à l'abri » du monde. Ce passage d'un fonctionnement en bassins de vie étanches à des pratiques multiples et en archipel, que le rapport qualifie de « zapping territorial », nécessite de s'affranchir des frontières administratives et des périmètres dans lesquels s'est enfermée la décentralisation depuis trente ans. Il exige d'enfin mettre à l'agenda politique la question des interdépendances territoriales de tous ordres, de substituer une politique des liens à une politique des lieux.

 

Elles reposent, ensuite, sur deux principes méthodologiques : rompre avec les habituels scénarios sur le meccano institutionnel et la répartition des compétences ; s'appuyer sur les transformations en cours des pratiques locales. En effet, nous faisons le constat d'une véritable déconnexion entre la doxa relative à l'action publique décentralisée et les expériences et innovations à l'œuvre localement. La question n'est plus celle de « décentraliser plus », mais de « décentraliser mieux », en changeant de paradigme.

 

Enfin, leurs objectifs sont adossés aux deux grands enjeux de l'action publique en ce début de XXIème siècle : la cohésion sociale et territoriale d'une part, les transitions (écologique, énergétique, alimentaire), de l'autre. Ils imposent une transformation systémique de l'ensemble de nos politiques et de nos modes de faire.

 

Ainsi, un premier groupe de propositions visent l'« horizontalisation » des politiques publiques, c'est-à-dire les façons d'organiser la coopération entre les niveaux territoriaux. Plutôt que de chercher à définir qui commande ou quel échelon territorial supprimer (dans une logique de défaisance verticale), plutôt que de promouvoir des contractualisations exhaustives et strictement périmétrées, elles préconisent une complémentarité entre un État recentré sur des programmes sectoriels et des agencements interterritoriaux souples portés par les collectivités locales.

 

Pour dépasser le sempiternel débat sur la répartition des compétences et les échelons territoriaux, nous proposons ensuite de regrouper les strates du « millefeuille » en deux blocs : un bloc local réunissant communes et intercommunalités ; un bloc intermédiaire articulant les départements et les régions - en supprimant toutes les règles actuelles de partage des compétences. Ces deux blocs sont invités à définir entre eux des « contrats de territoire » fixant des priorités politiques, en fonction desquelles une répartition des engagements techniques et financiers est ensuite établie. Les conditions préalables et nécessaires de ce fonctionnement sont : (1) la synchronisation des mandats régionaux, départementaux et locaux ; (2) une profonde réforme des mécanismes de dotation et de péréquation.

 

A l'échelle du bloc local, nous proposons de clarifier le partage des responsabilités politiques et de redéfinir le rôle des élus à partir de leur fonction vis-à-vis de la société locale (plutôt que vis-à-vis de l'État) : d'un côté, la commune serait en charge des « liens sociaux », c'est-à-dire de l'organisation du débat et la délibération collectifs entre toutes les populations qui fréquentent sa commune, ce qui implique une transformation - déjà largement entamée - de la fonction de maire. D'un autre côté, l'intercommunalité serait en charge des « liens territoriaux », c'est-à-dire de la mise en œuvre et de la coordination des politiques publiques. En distinguant plus clairement ses fonctions délibératives et exécutives, en imposant le suffrage universel direct pour ses élus, on confère au niveau intercommunal une nouvelle légitimité politique, susceptible d'en faire - enfin ! - un espace de débat démocratique.

 

Comment envisagez-vous la réception et les suites de ce travail ?

Nos propositions peuvent paraître radicales ou « iconoclastes », comme le journal Le Monde les a qualifiées. Elles nécessitent probablement des changements d'ordre législatif et des déclinaisons opérationnelles plus précises. Elles ne visent pas à l'exhaustivité : elles énoncent des perspectives pour accélérer et amplifier une transformation des pratiques.

 

De fait, les expérimentations se sont multipliées au cours des dernières années, comme en témoigne la montée en puissance des dispositifs de réciprocité territoriale, sur un registre toutefois encore trop « diplomatique ». De même, s'il n'est pas trop parasité par l'injonction à la consommation des crédits du plan de relance, le Contrat de relance et de transition écologique (CRTE) pourrait être un levier pour mettre en place un « qui fait quoi ? » s'affranchissant des compétences spécialisées, autour d'un plan de mandat. D'une certaine façon, on peut même considérer que les récents dispositifs territoriaux de l'État (Action Cœur de Ville, Petites villes de demain), au-delà de leur approche catégorielle opportuniste, ouvrent la voie à un recentrage de l'État sur des programmes sectoriels – charge aux acteurs locaux de les agencer en politiques territorialisées.

 

Nous ne sous-estimons pas les difficultés et les résistances, dans un pays de culture centralisée, une culture partagée du plus modeste échelon local jusqu'au sommet de l'État. La crise sanitaire a rappelé combien nous restions attachés, en France, à débattre du « qui décide ? », alors que l'enjeu est davantage celui de l'organisation des chaînes de production des politiques publiques, entre les différents niveaux, entre collectivités et opérateurs, publics ou privés. La suite de ce travail pourrait donc consister en l'identification et l'optimisation de ces chaînes de production, à travers la mise en place expérimentale « d'autorités organisatrices » par grands blocs de politiques territoriales.

[25/02/2021]