Interview de Martin Vanier

Les dynamiques institutionnelles qui structurent nos territoires sont clairement sous-tendues par des logiques de défense des intérêts catégoriels et semblent, à ce titre, ignorer les mutations sociétales qui bousculent nos administrations locales. Quels sont précisément, à vos yeux, les bouleversements à venir susceptibles de réinterroger le déploiement de l'action publique locale ?

Je note comme vous que l'époque est au repli localiste et à une sorte de populisme territorial motivé par ce qui sonnerait la « revanche des périphéries ». Mauvais temps pour l'intercommunalité ! Mais aussi pour tout ce qui, dans le monde de l'action publique locale, ne peut en fait avancer désormais que par les coopérations, le fédératif, la mise en système des territoires. Or, on est en ce moment à rebours de ces nécessités, comme s'il fallait désavouer le chemin parcouru depuis le triptyque des lois Chevènement-Voynet-Besson/Gayssot des années 1999-2000, jusqu'au triptyque MAPTAM-NOTRe-Nouvelles Régions, de 2014-15. Et pourtant, l'enjeu pour la France de demain, ce n'est pas de redevenir le creuset de la ruralité qui se défie des « métropoles dévorantes » (lesquelles sont en France pour la plupart d'aimables villes moyennes à l'échelle européenne), c'est d'organiser le peuplement soutenable d'un pays qui va dépasser au milieu du siècle les 70 millions d'habitants, situation sans précédent, appelant des réponses collectives inédites.

 

A cet égard, l'enjeu pour les territoires ne relève-t-il pas désormais de leur capacité à protéger leurs habitants et leur environnement notamment en période de crise ? Comment intégrer aux politiques d'aménagement la prise en compte des « vulnérabilités » ?

Je m'interroge sur cette demande croissante, à la fois généralisée et individualisée, de protection, d'être considéré partout dans des fragilités singulières, pris en charge face aux menaces multiples, et surtout jamais « oublié ». Vivons-nous dans une société où les individus et les territoires seraient à ce point exposés à tous les dangers, livrées à eux-mêmes, abandonnés ? La lecture du récent essai de Pierre Rosanvallon sur « Les épreuves de la vie », et notamment celle de ces épreuves qu'il appelle l'épreuve d'incertitude, m'a beaucoup fait réfléchir à cette montée de l'anxiété, qui veut que l'on se sente de plus en plus mal dans une société qui va bien, pour reprendre le titre d'un autre essai récent, d'Hervé Le Bras. Peut-être que cette escalade de l'anxiété appelle moins des promesses répétées de protection de tous ordres, jusqu'au plus haut sommet de l'Etat, et davantage de reconstruction de perspectives collectives, notamment transformatrices, à travers lesquelles les individus se sentiraient moins vulnérables, moins singuliers, et davantage acteurs des transformations qui les assaillent et les inquiètent tant.

 

Dans ce contexte, le modèle qui a sous-tendu jusqu'à présent l'intercommunalité n'est-il pas à repenser ? Comment mieux organiser les systèmes territoriaux et la complémentarité de leurs ressources ?

Des modèles, l'intercommunalité en a connu plusieurs, successivement tout au long de sa longue histoire, ou en compétition selon les coins de France, où la culture des solidarités locales est loin d'être partout identique. Nous vivons une époque plutôt régressive sur ce plan, avec un retour à la pseudo-souveraineté communale au sein du bloc local. La notion de communauté, qui date pourtant de 1966 avec les communautés urbaines, n'a pas vraiment réussi à faire sa place dans la culture politique territoriale. J'ai longtemps pensé qu'il fallait laisser du temps au temps et que la mayonnaise communale-communautaire finirait par prendre. J'en suis moins convaincu aujourd'hui. Le propre des institutions est de se défendre « quoi qu'il en coûte ». Nous ne parviendrons à mieux organiser des systèmes territoriaux basés sur la complémentarité de leurs ressources qu'à condition d'un bousculement institutionnel. Il ne s'agit pas de redécouper une nouvelle fois les territoires. Il s'agit de leur imposer une nouvelle règle du jeu, pour empêcher les égoïsmes territoriaux. Ce qui appelle une réforme constitutionnelle pour reconnaître les communautés comme des collectivités à part entière. Après tout, le modèle syndical, qui est de fait toujours en vigueur quoi qu'on en dise, date de 1889. On peut peut-être s'autoriser à avancer un peu ?

[31/03/2022]