Dans un entretien accordé à Sol France, association spécialisée dans le développement des organisations, Andreu Solé, professeur à HEC et auteur de Créateurs de mondes, partage sa réflexion autour du processus de « décision ».


Décider c'est exercer sa liberté, entretien avec Andreu Solé

Andreu Solé aborde la décision – ou plûtot l'acte de décider – en le distinguant explicitement de la phase d'analyse. Si la décision reste un acte éminemment concret, une quantité infinie de décisions étant prises chaque jour par nos dirigeants politiques et économiques, le chercheur s'attèle à la théoriser. Son premier postulat est que décider est par essence une liberté. Liberté de choisir une option possible parmi beaucoup d'autres. Or, il démontre que l'environnement actuel pousse à « nier fondamentalement cette liberté » et donc à limiter cette faculté de prise de décision parmi les choix possibles.

Faisant cela, Andreu Solé porte une forte critique du réalisme ambiant des dirigeants. L'étude sémantique du discours politique et économique montre que règnent les questions de « risques », de « contraintes », de « réalité économique ». La décision ne serait ainsi que la gestion de ces contraintes, propice à réduire nos marges de manœuvres, nos marges de choix et finalement, nos « marges de liberté ». Sa critique du réalisme est d'autant plus virulente que le décideur réaliste s'impose cette réalité propre à limiter ses décisions. Pire, en s'ordonnant de se conformer aux contraintes et réalités qu'il se crée, le décideur décide qu'il n'est pas libre.

Cette critique du réalisme demeure bien sûr à contre-courant mais cela n'empêche pas le chercheur de prendre pour preuve l'évolution de l'histoire humaine. Elle constitue pour lui une « succession de créations et de disparitions de monde ». Ces constructions et destructions de civilisations romaine, aztèque ou soviétique sont le produit de l'Homme et de sa « capacité créatrice de monde », qui génère de nouvelles conventions et réalités. Ainsi, Solé considère que « les humains ne s'adaptent pas à la réalité, mais au monde qu'ils se sont construits ». Ce postulat remet bien sûr en cause toutes les réalités économiques, fruits de conventions que l'Homme s'est construit. Tel est le sens de la critique d'Andreu Solé portée au réalisme qui n'est que la décision de « transformer des règles historiques contingentes en contraintes absolues et donc de s'y soumettre ».

Andreu Solé considère que la décision est essentiellement un acte d'imagination. Pourquoi ? Parce qu'à chaque décision précède une mobilisation de notre imagination. L'on se crée des possibles, « ce qui – pour moi, pour nous – est imaginable, concevable ; c'est un événement qui peut se produire » et des impossibles, « ce qui – pour moi, pour nous – est inimaginable, exclu ; c'est un événement qui ne peut pas se produire ». Cette imagination « non consciente » du possible et de l'impossible est comparé par Solé à une boîte noire. Elles constituent nos lunettes et nous permettent de concevoir ce qui est possible ou impossible et dépendent de nos représentations individuelles ou collectives. Andreu Solé s'appuie sur quelques exemples éloquents comme l'incapacité des spécialistes américains d'envisager un attentat au mode opératoire tel que celui utilisé le 11 septembre 2001, et ce malgré quantités de rapports lus antérieurement. Leur imagination, non-consciente, renvoyait cette attaque au champ de l'impossible. Cette imagination est fortement imbriquée avec la décision. Andreu Solé résumant ainsi : « Les décisions essentielles des humains sont les possibles et impossibles qu'ils se créent, telle est l'idée de base de la théorie que je propose ».

Mais n'est-ce pas contradictoire d'affirmer la décision à la fois comme une liberté et comme le produit de notre imaginaire inconscient ? Comment peut-on être à la fois libre et prisonnier ?

Andreu Solé souscrit tout à fait au caractère contradictoire de sa théorie de l'humain. Mais cette contradiction constitue aussi la réponse à cette réflexion. En effet, en réfléchissant et analysant à l'intérieur de nos possibles et impossibles(sic), « nous sommes prisonniers de notre monde, c'est-à-dire de nous-mêmes ». Mais pour lui, les humains « sont en mesure de se créer d'autres possibles et impossibles, de reconstruire leur monde », tel que l'histoire humaine l'a prouvé. Oui, l'humain peut être à la fois libre et prisonnier, « donc libre finalement ».

Interrogé plusieurs fois sur sa double fonction de chercheur et d'enseignant aux futurs dirigeants, Andreu Solé nous donne une analyse plus concrète et nous laisse percevoir ses croyances et ambitions. Il donne finalement le portrait de dirigeants décidant selon leurs « possibles et impossibles personnels » qui peuvent parfois supplanter toutes les études que l'on leur remettra. Qu'il s'agisse de s'exporter dans tel pays ou de distribuer tel nouveau produit, la décision dépendra fortement de ces possibles et impossibles, cette intuition propre à chaque dirigeant. L'enseignant-chercheur remet ainsi en cause l'idée – forte – selon laquelle les stratégies d'entreprise sont régies par le marché et la concurrence, pilotées par des hommes ou femmes stratèges et visionnaires. Andreu Solé, par son enseignement, veut faire prendre conscience à ses étudiants de leur liberté et qu'ils ne cachent pas leurs décisions futures derrière les réalités économiques et autres phénomènes complexes qu'ils se seront construit pour expliquer leurs choix. Aux antipodes des formations de management enseignées dans les mêmes locaux que ses cours, avec pour unique but d'apprendre « à justifier ses décisions », il souhaite former des êtres responsables capables de reconnaître et assumer l'exercice de leur liberté, « donc les possibles et impossibles que l'on se construit ».

 

© photo : Gilles Piel

[26/07/2016]