« Le vote rural est loin d'être homogène »

Au-delà des raccourcis des représentations véhiculées dans les médias, la vie citoyenne et politique dans les zones rurales est aussi complexe et diverse que le sont ces territoires. Entretien avec Sébastien Vignon, maître de conférences en sciences politique à l'université de Picardie Jules-Verne.


Entretien avec Sébastien Vignon

Il n'est pas rare de voir s'opérer une distinction entre le « vote des villes », réputé plus progressiste, et le «vote des campagnes», dit plus conservateur, voire réactionnaire. Quel est votre regard sur cette distinction et sur les résultats électoraux, ainsi que leur évolution, dans les territoires ruraux ?

Ce schéma, promu par certains géographes électoraux comme Christophe Guilly ou Jacques Lévy, débouche sur une interprétation simplificatrice des votes. D'abord, cette opposition binaire comporte ce qu'on peut appeler un « risque de glissement normatif ». Le vote urbain serait ainsi « progressiste », « ouvert sur le monde » et « tolérant devant la diversité sociale », quand le vote périurbain ou rural exprimerait un « repli communautaire », enfermé dans un entre-soi, réfractaire à toute altérité et interactions fortuites avec les autres.

Ensuite, en représentant seulement le candidat arrivé en tête dans chaque commune, les cartes ne permettent pas de mettre en évidence la diversité des choix électoraux. Pire, elles transforment de petites différences - parfois quelques voix entre le premier candidat et son suivant immédiat - en écarts majeurs. Cette limite vaut surtout pour le premier tour, où les rapports de force étaient très équilibrés entre les quatre principaux candidats.

Enfin, la réalisation de cartes à partir des résultats électoraux agrégés à différentes échelles (région, département, canton, commune...) comporte un risque de surinterprétation et d'homogénéisation des différents types d'espaces résidentiels (les centres-ville, les banlieues, le périurbain et le rural). Or, ces territoires sont en réalité beaucoup plus hétérogènes socialement et politiquement, qu'il s'agisse des plus grandes villes ou des espaces périurbains et ruraux. Il suffit d'ailleurs de regarder les mutations sociodémographiques des campagnes françaises pour constater que le « rural » ne serait pas opposé à l'« urbain ». Il vaut mieux raisonner en termes de « mondes ruraux », comme nous y invitent d'ailleurs les sociologues Nicolas Renahy et Julian Mischi.

 

Toutefois, le vote Front national, maintenant Rassemblement national, reste très fort dans certaines zones rurales, et faible dans les grandes villes...

Oui, Marine Le Pen dispose de zones de force électorale dans certains territoires ruraux et d'une faiblesse structurelle dans les plus grandes villes, mais il ne faut pas occulter les effets régionaux et les variations internes des performances de la candidate du Front national.

Ses scores dans les territoires ruraux sont, par exemple, bien plus élevés dans le Pas-de-Calais ou l'Aisne qu'en Bretagne. Les votes restent largement déterminés par les statuts socioprofessionnels, les trajectoires sociales et ce qu'on appelle les appartenances subjectives qui en découlent. On ne peut pas juste se contenter de faire une corrélation statistique entre la distance aux grandes villes et les votes FN ! Sans cela, on est condamné à des interprétations erronées sur la signification des votes et sur ce qui anime les électeurs lorsqu'ils se saisissent de leur bulletin. Sinon, comment expliquer les différences de score qui peuvent être importantes (plus de dix points) de Marine Le Pen dans des villages distants seulement de quelques kilomètres ?

Pour comprendre le sens du vote frontiste, il faut contextualiser socialement les votes, et saisir les évolutions de la manière dont les gens entrent en relation les uns avec les autres.

 

Vous avez souligné dans vos travaux une augmentation de l'abstention, phénomène peu relayé dans les médias et mal analysé. Quelle est son ampleur ? Quelles en sont, selon vous, les raisons ?

Les commentaires « politologiques » et journalistiques se focalisent exclusivement sur les survotes FN et analysent les rapports de force partisans à partir des suffrages exprimés et non selon le nombre d'inscrits. Ils occultent ainsi la progression, certes inégale, de l'abstention. Des entretiens réalisés avec des électeurs de communes rurales montrent que certains d'entre eux se saisissent d'un bulletin de vote FN avant de se réfugier, parfois durablement, dans l'abstention. Même si le local est perçu comme un espace de proximité allant de soi, et que les maires jouissent d'une forte cote de popularité auprès des Français, la démobilisation électorale dans ces petites communes rurales, qui sont exposées à la périurbanisation, concerne aussi le scrutin municipal.

 

Cela traduit également une transformation de ces territoires et de la façon dont on y vit...

Oui, l'intensité et la densité des réseaux d'interconnaissance des communes rurales - résumées par l'expression « ici, tout le monde se connaît » -, qui sont a priori très éloignées de l'anonymat des échanges urbains, favorisaient le sentiment d'appartenance à une communauté locale et renforçaient ainsi la participation électorale. S'abstenir était d'ailleurs considéré comme un signe de défiance à l'égard du groupe villageois. Or, depuis trois décennies, les communes rurales ont connu de profondes évolutions : déprise des professions agricoles, affaiblissement des collectifs de travail, précarisation croissante et extension du chômage, fermeture de nombreux commerces (cafés notamment) et services (bureaux de poste), construction de lotissements accueillant de nouvelles populations, transformations combinées à l'affaiblissement des modes de sociabilité traditionnelle (fanfares municipales, corps de sapeurs-pompiers volontaires, clubs de football, etc.).

Ces mutations ont engendré une désagrégation des solidarités à base strictement locale, voire familiale. La dépersonnalisation des liens sociaux qui en résulte a eu des conséquences sur les pratiques électorales. Les interactions entre les individus permettent moins que par le passé de soutenir la conviction d'appartenir à un groupe. La communauté villageoise n'est plus autant perçue comme un espace de sociabilité auquel les habitants s'identifient. Le contrôle social et les pressions communautaires au vote ne fonctionnent plus sur l'ensemble de la population. Si le vote est l'expression de convictions politiques, il est d'abord une pratique collective. A partir du moment où ce collectif n'existe plus ou que les gens n'ont pas, ou plus, le sentiment d'y appartenir, les incitations au vote disparaissent et les abstentionnistes ne risquent plus la réprobation morale.

 

Quel regard portez-vous sur la crise des vocations qui touche les maires ruraux ? Quelles en sont selon vous les raisons ?

Un premier facteur, conjoncturel, la baisse des dotations financières et la fin des emplois aidés, a pu provoquer, voire renforcer, un découragement chez les maires, qui ont le sentiment d'être délaissés par les pouvoirs publics. Deux autres facteurs, structurels cette fois, sont également susceptibles d'affecter l'engagement dans les mondes ruraux.

D'abord, il y a l'anonymat, plus important qu'il ne l'était. Les élus doivent effectivement agir et « se donner » pour un nombre de plus en plus important d'administrés qu'ils ne connaissent pas personnellement. Cette dépersonnalisation des relations politiques est d'ailleurs déplorée par les maires quand ils affirment ne plus connaître certains habitants de leur commune ou qu'une écrasante majorité des nouveaux résidents ne font pas la démarche de venir se présenter lors de leur emménagement dans le village, par exemple.

Ensuite, il y a la généralisation de l'intercommunalité à fiscalité propre et la refonte de la carte intercommunale en 2016, issue de la loi sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe). On a imposé des fusions de communautés et conduit les maires à intégrer des intercommunalités de plus en plus grosses. La négociation autour de l'élaboration d'un projet à l'échelle communautaire ou autour de la défense des particularismes municipaux exige un ensemble de savoir-faire et savoir-être qui s'articulent autour de la recherche de compromis.

La participation active des élus au processus intercommunal, et plus encore aux pratiques de négociation, est aujourd'hui une condition essentielle pour que les intérêts de leur commune soient pris en compte. Or, toutes et tous ne maîtrisent pas de la même manière les techniques et enjeux de la négociation et du compromis. Pour des maires qui ne disposent pas de ces ressources, mais qui sont pourtant très impliqués au sein de leur village et dévoués à leur collectivité, cela revient souvent à être réduits à se comporter en simples spectateurs dans ces arènes intercommunales sans cesse élargies.

 

Quel regard portez-vous sur le sentiment d'abandon dont parlent les personnes habitant dans des territoires ruraux, ainsi que du mépris dont feraient preuve envers eux les urbains ?

La crise des mondes ruraux est souvent réduite, dans les médias notamment, à la désespérance de la profession agricole. Mais cette crise va bien au-delà des agriculteurs. Elle touche à l'abandon de la politique d'aménagement du territoire qui démantèle progressivement les services publics, paupérise les communes les plus défavorisées et relègue par conséquent des populations entières dans l'oubli.

Beaucoup d'électeurs et d'électrices de communes rurales définissent d'ailleurs leur village par le manque : le manque d'emplois, le manque d'équipements, le manque de loisirs, le manque de services publics. Pour certains, cette désertification des services publics engendre des déceptions, parfois des ressentiments.

Certains habitants ont l'impression que tout s'éloigne d'eux. Il y a aussi une désertification au niveau des commerces ! On a des communes où les cafés, qui sont des lieux de sociabilité traditionnels villageois, ont tout simplement disparu. Sans parler des villages sans écoles, qui désormais sont regroupées à l'échelle intercommunale. Pour ceux qui peuvent se déplacer, ce n'est pas une contrainte. Mais pour celles et ceux qui ne le peuvent pas ou plus, le sentiment est grand d'être assignés à résidence.

 

Article publié dans Alternatives économiques le 26/12/2018

[07/02/2019]