La différenciation territoriale : virage politique, mirage juridique
Professeur de droit public à l'Université de Grenoble Alpes (CRJ – GRALE), Nicolas KADA analyse les ressorts juridiques que sous-tend la notion de différenciation territoriale.


Interview de Nicolas KADA

La différenciation territoriale est sur toutes les lèvres ou presque. Alors que le Gouvernement peaufine son programme législatif, un projet de loi constitutionnelle intitulé « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace », a été présenté en conseil des ministres le 9 mai 2019.  Même si son adoption semble désormais renvoyée à 2020, ce projet contient néanmoins un article 15 qui a pour objectif d'introduire à l'article 72 de la Constitution une double possibilité de différenciation pour les collectivités territoriales. Ceci représente incontestablement un véritable virage politique mais ne doit pas pour autant donner lieu à de fausses interprétations sur le plan juridique.

 

Un virage politique

Rompant avec plus deux siècles de conception égalitariste de la décentralisation et du territoire national, substituant une reconnaissance de la diversité au traditionnel principe de l'uniformité, il s'agit bien d'une double faculté de différenciation qui est proposée, consistant en effet d'abord à admettre une différenciation des compétences, c'est-à-dire à permettre à certaines collectivités volontaires de disposer de compétences dont ne jouiront pas toutes les collectivités de leur catégorie. Par exemple, un département pourra exerce des compétences qui, normalement, relèvent du bloc communal ou de la région.

Mais il s'agit également de mettre en place une différenciation des normes, c'est-à-dire d'autoriser les collectivités à « déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ». Cette dérogation à certaines normes interviendra de façon durable et pas uniquement à titre expérimental, afin de répondre aux besoins d'innovation et de liberté des collectivités.

Cette idée d'autoriser une collectivité à adapter le droit à sa situation et à ses particularités constitue donc bel et bien une rupture et trahit la volonté d'accepter – enfin – la diversité des territoires, pour atteindre, in fine, une réelle égalité.

 

Des mirages juridiques

Mais ce virage politique n'en dissimule pas moins quelques mirages d'ordre juridique, dont il convient sans doute de se préserver.

D'abord parce qu'il ne s'agit pas d'une révolution, mais simplement d'une mise en cohérence du droit avec un ensemble de pratiques certes éclatées mais bel et bien réelles. En ce qui concerne la différenciation des compétences, elle existe en effet déjà pour l'ensemble des outre-mer, les collectivités à statut particulier (Paris, Lyon, la Corse, etc.), la Région Ile-de-France et même les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Ainsi, la loi accorde-t-elle déjà des compétences différentes à certaines collectivités en raison de leur situation géographique, sociale, culturelle ou économique. Si les exemples ne manquent pas, le cas de la création de la collectivité européenne d'Alsace en constitue sans doute l'illustration la plus actuelle : ce projet verra probablement le jour, quel que soit l'avancement de la révision constitutionnelle. Pour ce qui relève de la différenciation des normes, elle bénéficie déjà aux départements et régions d'outre-mer (DROM) et aux autres collectivités dans le cadre d'expérimentations, depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003.

Ensuite parce que l'insertion du principe de différenciation dans la Constitution ne rendra pas tout possible pour autant. S'il s'agit d'ouvrir à l'ensemble des élus locaux de nouvelles marges de manœuvre, le droit à la différenciation s'en trouvera certes sensiblement élargi mais se heurtera aussi à un certain nombre de limites : en l'état, par exemple, le projet de texte prévoit qu'une telle différenciation est impossible « lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti ».

Enfin parce que le double principe de lisibilité et d'intelligibilité de la règle de droit, essentiel dans un Etat de droit, risque de s'en trouver amoindri. Dès lors que toutes les collectivités territoriales d'une même catégorie n'exerceront plus les mêmes compétences en tout point du territoire, cela ne risque pas de faciliter la compréhension par les citoyens des interventions locales et du rôle de chacun dans un Etat décentralisé.

Acte III de la décentralisation porteuse d'une nouvelle conception de l'Etat ou simple traduction juridique de pratiques déjà bien établies ? Le principe de différenciation territoriale n'est pas sans rappeler le mythe de la caverne, où illusions et réalité se confondent initialement avant que la (re)connaissance de la diversité ne finisse par l'emporter.

[23/07/2019]