Directrice de recherche au CNRS, Nadine Cattan explore les ressorts et les enjeux qui sous-tendent la société mobile.


Interview de Nadine Cattan

« Le développement d'une pensée de la territorialité mobile demeure encore aujourd'hui inachevé »

Peut-on considérer la mobilité comme un facteur premier de la mondialisation ?

La mobilité constitue un des enjeux majeurs des sociétés contemporaines. Comprendre tout l'enjeu de la mobilité aujourd'hui c'est se rendre compte que la progression du volume des échanges internationaux est, chaque année, deux fois plus rapide que celle de la production mondiale. Un nombre conséquent de notions a émergé pour évoquer les effets de la mobilité sur les rapports qu'entretiennent les sociétés mondialisées avec leurs territoires : sociétés nomades, sociétés en réseaux, image de l'archipel, territoires circulatoires, translocalités (Appadurai 1995), transterritoires (Cattan 2012) et l'interterritorialité (Vannier 2010). La liquidité et la fluidité sont devenues des qualificatifs de choix pour évoquer l'impact du nomadisme sur les sociétés (Bauman 2000).

 

Pour appréhender l'enjeu de la mobilité, ne faut-il sortir des représentations dominantes qui la caractérisent encore aujourd'hui ?

Malgré ces avancées conceptuelles, l'intégration d'une réflexion sur la mobilité n'est en effet pas encore pleinement réalisée dans l'analyse et la gestion de l'espace. Le renouvellement du paradigme, c'est-à-dire le développement d'une pensée de la territorialité mobile demeure encore aujourd'hui inachevé.  Il s'agit d'une pensée où la mobilité ne se réduit pas au déplacement, mais intègre ce qui précède et poursuit le déplacement, c'est-à-dire le potentiel lié à l'intentionnalité, aux stratégies et aux arbitrages qui l'accompagnent ; la conceptualisation d'une mobilité qui évoque une toute autre forme de rapports à la distance traduisant une nouvelle interprétation des cadres à partir desquels s'exprime le contrôle social.

« Les pesanteurs sont symboliques »

Ce tournant conceptuel est difficile à prendre car contrairement aux territoires bien délimités qui offrent l'illusion d'un contrôle social et politique, les territorialités mobiles font peur aux chercheurs qui perdent leurs référents théoriques et, aux responsables de l'aménagement qui perdent les socles de leurs outils de gestion. Les pesanteurs sont symboliques, issus d'une métaphysique de la sédentarité comme dernière valeur identitaire partagée des sociétés modernes urbaines. Elles sont conceptuelles car on ne sait pas associer le réseau et le territoire dans un même schéma de pensée. Elles sont aussi institutionnelles car les acteurs des territoires fondent leur gouvernance sur leurs limites. Une enveloppe budgétaire est affectée à un territoire limité, l'élu représente la population résidente d'un territoire.

 

Pour penser l'espace relationnel, il faut donc changer de perspective.

Exactement. Les dynamiques territoriales doivent être conçues dans une approche qui dépasse les seules répartitions et localisations (stocks), pour penser les territoires en termes d'interdépendances et d'articulation (liens et flux). Cela permet de sortir de la logique du zonage et de repenser le développement territorial loin d'une pensée unique figée dans la nécessité de rééquilibrer les masses en présence. La question primordiale n'est plus seulement d'atteindre une taille critique  mais  de trouver les liens pertinents et de les valoriser. Il s'agit de prendre toute la mesure du fait que les territoires jouent ensemble et non les uns contre les autres, qu'ils jouent avec les territoires les plus proches et aussi les lointains. En termes de politiques publiques cela renvoie à une réflexion sur les partenariats, les complémentarités, les coopérations entre territoires.

« Le développement de la notion de système urbain »

Cette approche relationnelle est construite par le développement de la notion de système urbain. Nos connaissances des configurations spatiales et territoriales des systèmes urbains sont partielles voire partiales parce qu'elles restent soient segmentées selon la nature du lien, soient focalisées sur les seules mobilités perçues comme structurantes : déplacements professionnels des cadres, fréquences du déplacement, volume de trafic. Ces flux réduisent les organisations territoriales à des modèles duaux -centre-périphérie et hiérarchique- figeant les lectures des territoires à des pôles dominants d'un côté et, des espaces périphériques toujours dépendants et souvent en mal de visibilité de l'autre. Un changement de perspective dans nos conceptions des territoires est nécessaire. Les réseaux de la mobilité étudiante, par exemple, montrent une Europe des capitales polycentrique où les étudiants migrants se distribuent, dans le système urbain, de façon relativement homogène et équilibrée. Différenciées selon le genre, les préférences mobilitaires des étudiantes dessinent une carte très originale qui ne respecte aucune logique urbaine ou spatiale et la prise en compte des durées de séjour plutôt que des fréquences du déplacement réhabilite une Europe des capitales périphériques.

 

Il faut donc considérer les systèmes urbains comme un nouveau paradigme pour penser le développement territorial.

La mise en œuvre d'une approche relationnelle englobante qui intègrent simultanément plusieurs types d'échanges conduit dans une étude effectuée pour la DATAR [1] à proposer une approche originale et inédite en France et également en Europe pour repenser les systèmes territoriaux. Sept types de liens ont été analysés conjointement entre les 350 aires urbaines françaises. Il s'agit :

  • des mobilités des populations avec les navettes domicile-travail, les migrations résidentielles, les mobilités de loisirs à travers les résidences secondaires,
  • des liens de la société de la connaissance via les partenariats scientifiques,
  • ceux de l'économie à travers les liens entre sièges et établissements d'entreprises,
  • et la grande vitesse avec un indice cumulé train-avion.

Ces mobilités sont représentatives des trois facettes de nos sociétés contemporaines [2] : la société mobile et de loisirs, la société de la connaissance et de l'information, et la société économique et financière.

« Un arrimage polycentrique des systèmes urbains à Paris »

Cette étude, qui part de l'aire urbaine pour définir des systèmes urbains, montre qu'une conception de l'aménagement et du développement du territoire fondée sur la proximité est dépassée. En effet, trois échelons territoriaux sont partie prenante de chaque système urbain :

  • La proximité,
  • La transversalité (dynamiques inter-métropoles),
  • La connexité à Paris.
Vingt-six systèmes urbains de proximité ont été identifiés (hors Paris, lorsque Paris est intégré vingt-deux systèmes sont identifiés). Les mises en réseaux des systèmes urbains à cette échelle sont régionales (Lille, Clermont-Ferrand, Rouen, Limoges par exemple), transrégionales frontalières (Bordeaux, Reims, Rennes par exemple) et transrégionales métropolitaines (Besançon-Dijon et Le Mans-Alençon par exemple). L'étude montre surtout que les systèmes urbains ne peuvent se concevoir à ce seul échelon de proximité. Notre travail a mis en évidence la force des liens transversaux, de métropole à métropole. Ces liens sont très peu mis en évidence et sont pourtant une dimension majeure des systèmes urbains. Ces systèmes urbains doivent aussi être mis dans le contexte de la polarisation nationale par Paris attestée également par des liens très forts. L'arrimage à Paris se fait le plus souvent à l'aide de plusieurs pôles et pas seulement par le pôle principal du système urbain. A quelques exceptions près, on peut parler d'un arrimage polycentrique des systèmes urbains à Paris. Ce sont ces réseaux-territoires qu'il faut savoir présenter à un investisseur pour lui montrer que dans un système donné il est déjà en relation avec les différentes ressources métropolitaine du territoire national, dont fait partie Paris. Ces systèmes sont un véritable changement conceptuel car ils interrogent les savoir-faire et savoirs-penser le développement et l'aménagement des territoires par d'autres paradigmes qui mettent l'accent sur la connexion et non les seules infrastructures ; la réciprocité et non la hiérarchie ; la complémentarité et non la concurrence ; l'horizontal et non le pyramidal.

 

In fine, l'image de l'archipel traduit bien les modifications qui opèrent aujourd'hui à différentes échelles spatiales.

Oui, à l'échelle locale, elle signifie la modification de la nature même des villes qui, loin d'une polarité unique, se sont étalées jusqu'à constituer des ensembles de pôles bien reliés entre eux et non pas un territoire continu qu'on ne doit plus concevoir comme un centre et une périphérie dépendante. À l'échelle nationale et au-delà européenne/mondiale, l'image de l'archipel souligne que la centralité se décline au pluriel, elle est constituée par un ensemble de pôles interconnectés, une sorte de réseau des réseaux, de réseaux de systèmes urbains. Mais cette image de l'archipel qui exprime très bien un système territorial fait de pôles et de flux effraie car elle interpelle notre capacité à gérer l'espace-réseau, et, plus particulièrement, l'espace discontinu. Or cela nous ne savons pas très bien le faire, nous ne savons pas gérer la discontinuité territoriale. Le principal défi des acteurs politiques sera de savoir proposer des nouveaux cadres qui prennent en considération les nouvelles dimensions de l'habiter et du produire que sont le passage, l'interrelation, le flux, le transit, l'éphémère. L'enjeu sera d'inventer les outils de régulation d'espaces et de territoires où le fluide dominera. En termes de stratégies et de politiques publiques : l'accent doit être mis sur l'invention de la gouvernance en réseau. Il s'agit de mettre en place une gouvernance en termes de systèmes territoriaux stratifiés (multi-échelle et multidimensionnel) et non d'entités territoriales conduisant à positionner le débat sur les politiques publiques et les stratégies d'aménagement  dans un système territorial d'interfacequi s'apprécie dans la combinaison du lieu et du lien, du réseau et du territoire.



[1] Berroir S., Cattan N., Dobruszkes F., Guérois M., Paulus F., Vacchiani-Marcuzzo C., 2011. Les systèmes urbains et métropolitains, Rapport de recherche pour la DATAR.

[2] Cattan N., Frétigny J.-B. (2011). Les portes d'entrée de la France dans le système territorial des flux- processus et scénarios. La Documentation française, DATAR Territoires 2040, 4, 67-84.

 

Annexes

[14/11/2014]