Maître de conférences en urbanisme à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Xavier Desjardins décrypte les enjeux d'échelle de la régulation de la mobilité et les confronte à la dynamique des réformes territoriales.


Interview de Xavier Desjardins

« Avant d'articuler et de coopérer, encore faut-il savoir pour quoi »

Alors que la mobilité des individus ignore les limites administratives, l'action publique continue de se déployer sur des portions circonscrites du territoire. Ce paradoxe a depuis longtemps été dénoncé par la communauté scientifique…

Dès le début des années 1980, on rencontre en effet un discours relativement unanime pour dénoncer l'émiettement communal et promouvoir le nécessaire saut d'échelle. Parmi les chercheurs, Yves Mény se prononce pour une indispensable mutation des politiques territoriales, notamment parce que, selon lui, si la ville a une réalité sociologique, démographique et économique, elle n'existe pas réellement en tant que territoire politico-administratif. Jacques Caillosse dénonce quant à lui le caractère contre-productif d'un système d'administration territorial indifférent, voire réfractaire à la ville et affirmant que la recherche de l'efficacité va de pair avec un nécessaire passage de la ville légale à la ville réelle. Dans les différentes sphères administratives, techniques et savantes, des arguments peu variés sont avancés en faveur de la réforme territoriale au cours de cette période. Des élus refusent néanmoins la réforme communale au nom du caractère démocratique de la commune. La célèbre citation de Tocqueville est ainsi souvent rappelée : « Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple. » En vantant les communes, Tocqueville ne définit pas une taille idéale, mais se réfère à la nécessité de gouvernements locaux vivaces face aux gouvernements centraux. Aussi, Jacques Caillosse critique-t-il « l'adhésion dogmatique à l'idée selon laquelle la commune serait en tant que telle, toujours et partout, un mode d'expression naturel de la démocratie » d'une grande partie du corps politique. Il y décèle l'expression d'un conservatisme des élus locaux plus que l'expression d'une réalité sociologique et politique. Les autres pays européens, notamment les pays du Nord de l'Europe qui ont opéré de vigoureuses réformes communales dans les années 1960 ne semblent pas avoir une démocratie locale moins vivante.

C'est toujours la question de la « bonne échelle » qui semble sous-tendre les dynamiques de réformes territoriales engagées ces dernières années…

A l'aune des problématiques de mobilité par exemple, l'analyse des dynamiques des politiques de réformes territoriales montrent que leurs motivations fluctuent entre la recherche du territoire le plus pertinent, pour les périmètres de transport urbain dans les années 1970 ou pour les territoires de planification territoriale après la loi SRU de 2000, et la recherche d'une cohérence entre différents secteurs de l'action publique, comme avec la loi Chevènement de 1999. Bref, la bonne échelle en matière de gestion de la mobilité est une hésitation entre l'échelle la plus efficace pour un réseau et celle qui maximise la cohérence entre les différentes politiques publiques (habitat, urbanisme, développement économique, transport, etc.).

Dans les milieux savants aujourd'hui, le procès semble d'ailleurs fait des ressorts de la réforme territoriale classique : le « périmètre d'intervention idéal n'existe pas » ; « la capacité à exhumer, investir et défendre de façon cyclique les « mêmes » réformes, malgré l'échec des tentatives précédentes, évoque une ferveur toute religieuse » nous disent à juste titre Fabien Desage et David Guéranger.

En dehors de toute réforme territoriale, faut-il alors faire le pari des coopérations souples et volontaires et prendre la voie de l'interterritorialité ?

Martin Vanier montre qu'il y a deux façons de refaire des territoires avec des territoires, principe de la recomposition territoriale : l'un plutôt de l'ordre de la substitution, l'autre plutôt de l'ordre de l'articulation. La substitution consiste à faire des communautés d'agglomération ou des communautés urbaines à la place des syndicats intercommunaux, des « pays » intercommunautaires à la place des communautés rurales trop petites et sans moyens, des super-Régions de dimension européenne à la place des 22 Régions métropolitaines actuelles. C'est la logique de la sur-territorialité qui prétend répondre aux enjeux contemporains par un simple saut d'échelle. En englobant les phénomènes transterritoriaux dans des périmètres toujours plus vastes, on serait toujours plus pertinent. A cette logique de la substitution, il oppose celle de l'articulation. Pour le géographe, il ne s'agit plus de fusionner des territoires dans un ensemble au gouvernement naissant et alternatif de ceux qui le composent, mais au contraire de partager des stratégies, des responsabilités et des efforts d'action, tout en continuant à les exercer par soi-même.

Pour autant, force est de constater que la « co-administration », qui suppose un partage de la souveraineté entre les acteurs publics, se met difficilement en œuvre hors de cadres relativement rigides…

Effectivement, on peut voir que la collaboration spontanée entre institutions est rare. Dans le domaine des transports, la loi d'orientation sur les transports intérieurs qui a réparti les compétences en matière de transport entre les communes, pour le transport urbain, le Département, pour le transport scolaire et le transport interurbain routier et la Région, désormais responsable du transport ferroviaire régional. Or, on peut constater que les dépassements de cette loi sont rares, malgré quelques initiatives heureuses ou des formules souples de coopération existantes (les « syndicats mixtes SRU » par exemple).

Dans ces conditions, dans le débat sur les formes de coopération territoriale, deux approches semblent peu à même d'en bien comprendre les enjeux, le  spatialisme  et le relativisme  des échelles. Le spatialisme est une approche qui consisterait à rechercher les « bonnes mailles », la « bonne échelle » pour traiter un problème. Cette approche est séduisante mais se heurte à des problèmes multiples. Aucune échelle ne peut prendre en charge « tous » les problèmes. De plus, changer l'échelle de décision ne peut suffire, il convient souvent dans le même temps de changer les habitudes de travail, les manières de faire, etc. pour obtenir une mutation profonde de l'action publique. Bref, une bonne échelle, si tant est qu'elle existe, ne peut tout résoudre sans une réforme plus approfondie de l'administration publique. Le changement d'échelle n'est pas le « couteau-suisse » de la réforme territoriale qui résoudrait l'ensemble des problèmes de gestion, de finance, etc.

« Créer les conditions d'énonciation d'un sens partagé de l'action publique locale »

Face à cette approche, certains développent un certain  relativisme des formes d'organisation territoriale. Puisque l'individu est tout à la fois local et mondial, inséré dans des réseaux professionnels et personnels multiples, la multiplication des coopérations territoriales et des échelles de gouvernement locaux serait un moyen habile d'adapter l'administration et la politique à cette nouvelle manière d'être au monde. Puisqu'on ne vit pas sur un territoire, mais entre deux, voire plusieurs, le pouvoir devrait devenir multi-territorial. Cette attitude semble tout à la fois reposer sur un diagnostic rapide des modes de vie contemporains et sur une forme de renoncement à une organisation plus lisible et efficace de l'action publique locale. De nombreux travaux de sociologues ont montré combien mobilités et ancrages fonctionnaient de manière combinée et complémentaires.  La stabilité institutionnelle locale est également un des ressorts de l'ancrage.

Si l'organisation de l'action publique doit éviter ces deux écueils, toute réforme uniquement technique et juridique serait insuffisante si l'on ne cherche pas en même temps à créer les conditions d'énonciation d'un sens partagé de l'action publique locale. C'est tout autant à de nouveaux cadres d'action qu'à de nouvelles modalités d'organisation du débat démocratique local qu'il faut penser. N'est-ce pas un des éléments absents des débats préalables à la nouvelle étape de la décentralisation ? En effet, avant d'articuler et de coopérer, encore faut-il savoir pour quoi…

[17/07/2014]